Philbert Muzima, Author of ” Imbibé de leur sang, gravé de leurs noms” brings us this fascinating Piece about the plight of survivors who experienced rape and torture. Although it’s been over 23 years since the genocide of Tutsis in Rwanda, both visible and invisible wounds are still fresh and open. The Author explores how these victims are still hunted by the ghost of genocide and how their precarious condition is exacerbated by the fact that they are condemned to live side by side with their tormentors in Rwanda. I hope you will enjoy the article as much as I did!
« Maman n’est pas jamais revenue de chez toi. Elle a laissé son âme dans ton jardin. Elle s’est fissuré le cœur. »
Tels sont les mots pour résumer le hiatus qui se crée entre le cœur et le corps d’une victime de violences extrêmes comme les tortures ou les viols massifs et répétitifs subis par des milliers de femmes tutsi lors du génocide des Tutsi en 1994 au Rwanda.
Cette évasion de l’esprit humain de son corps torturé a fait l’objet d’un article signé Darius Gishoma et Jean-Luc Brackelaire et intitulé « Quand le corps abrite l’inconcevable : Comment dire le bouleversement dont témoignent les corps au Rwanda? ». L’article paru in Cahier de psychologie clinique, N° 30 de 2008, pp 159-183 démontre bien la pertinence de ce que les grecs anciens appelaient la métempsychose, ce déplacement de l’âme qui déserte son corps mourant ; à part que dans le cas des corps malmenés par les violences, l’âme vagabonde, ne trouve pas domicile dans un autre corps pour l’animer.
Comme le soulignent les deux auteurs, le cas de Jeannine n’est pas unique ni pendant les faits à l’origine de la séparation du corps et de l’esprit, ni après, durant les périodes commémoratives. Un autre rescapé du génocide des Tutsi de 1994 au Rwanda raconte le moment même où ses tueurs tentaient de lui trancher la tête :
« … je reçois un coup de machette sur la tête, à la base du crâne. Je vois toutes les couleurs de l’arc-en-ciel défiler et se désintégrer à l’horizon. J’entends des sons stridents. On dirait des cigales qui chantent à l’unisson. Ensuite, un sinistre crissement, tels des verres que l’on broie. Je sens mon corps entier se contracter et s’ouvrir devant moi les portes de l’enfer. Tout d’un coup, un relâchement subit. J’ai l’impression de tomber dans un vide abyssal. Je ne vois plus rien, je n’entends plus rien. Je ne ressens plus rien.”
L’âme qui déserte le corps souffrant est la seule explication du fait de ne plus rien ressentir, ne plus rien entendre ni ne rien voir lorsqu’on est en train de se faire torturer, lorsqu’on se fait violer ou on se fait couper la tête. Cette évasion explique l’absence momentanée de douleurs puisque le cerveau ne communique plus les états d’une âme absente. Cette dernière adopte l’omerta, ne voulant pas témoigner plus tard de ce qu’elle a vu et entendu durant le martyre du corps. C’est exactement ce que je me suis surpris en train d’écrire à une amie française. J’avais alors du mal à garder les contacts. Je prenais du temps à réagir à ses messages. Un bon jour d’Avril 2017, je lui envoie le message que voici:
« ….Cela fait quoi? Deux jours ou plus et je n’avais encore répondu à ton beau message. J’en suis sincèrement désolé. Pour moi le mois d’avril rime avec déconcentration. Mon âme vagabonde constamment dans les buissons de Mugombwa en ma recherche. Elle ne veut pas croire en ma survie. Elle avait naguère désertée mon corps torturé et mourant. Elle ne voulait pas devoir témoigner plus tard que ce qu’elle voyait et entendait mon corps subir. L’omertà de l’âme d’un survivant! Ainsi mon âme cherche encore mon corps là où elle l’a abandonné il y a 23 ans déjà. La pauvre! Si tu la voie par hasard, dis-la de me revenir. »
Vivre sans vivre
« Depuis cette date, je vis sans vivre… » . Vivre sans vivre est le lot de pas mal de survivants et survivantes du génocide. Consolée Nishimwe est l’une d’entre elles: We survived but we were crashed emotionally and psychologically, especially…. We didn’t want to leave; we just hoped we could die too. So we just kept praying and hiding, without knowing whether we would survive or not. The killers were also raping and torturing women. During the time we were hiding, I was among the many girls who were raped and, unfortunately, I contracted HIV as a result. It was very hard for me. I can’t find words to describe how I felt. I never thought I would be a normal teenager again.” Dans son livre, Nishimwe décrit dans les moindres détails cet épisode douloureux de sa vie.
C’est ce qu’Adelaïde Mukantabana décrit quant à elle comme une tentative de nommer « l’innommable », surtout lorsqu’elle évoque le meurtre de ses deux premiers enfants, établissant un parallèle entre les douleurs de l’enfantement et la perte d’un enfant. Les douleurs de l’enfantement disparaissent très vite après l’accouchement et font place au bonheur d’être mère. Avec la mort d’un enfant, les contractions reviennent pour rester. « Mes contractions sont restées, elles sont encore là, elles sont devenues comme des plaies purulentes, invisibles, inguérissables, Ibise byabaye ibisebe by’imifunzo.»
Pire qu’un fait isolé ou individuel, la problématique de la disjonction entre le corps et le cœur se retrouve tout aussi dans le corps social du Rwanda. « Pendant les périodes de commémoration, l’éclatement de la souffrance accumulée dans le corps en crises traumatiques manifestes traduit les bouleversements qui habitent aussi bien les corps individuels que tout le corps social du Rwanda. Il ne s’agit donc pas seulement de la souffrance d’un sujet singulier, mais de la souffrance des corps et de tout un corps social.»
C’est ce genre de pays que Béata Umubyeyi décrit comme « un cauchemar déguisé en carte postale. ». C’est d’ailleurs sur une question de savoir si l’on peut vivre après 1994 que Muzima conclut son livre-témoignage : Theodor Adorno posait la question de savoir si quelqu’un peut vivre après Auschwitz. Comment peut-on vivre après 1994 ? À quel prix ? Avec quels défis ? Tant de questions qui méritent des réponses ou mieux encore, des tentatives de réponses. Un livre à part entière. »
Re-habiter son corps
Les retrouvailles – le retour de l’âme au bercail- ne se font pas en douceur, mais plutôt en douleur. Elles font revivre l’évènement à l’ origine de l’exil. C’est ce que le duo Braeckelaire-Gishoma, citant Karegeya (2004), appellent « vivre sa mort » par les évènements comme les commémorations, les témoignages oraux ou écrits. La tâche est ardue pour apprivoiser son corps avec toutes les blessures, toutes les cicatrices qu’il abrite. Si le témoignage d’autrui est difficile à vivre, qu’en est-il du défi de raconter son propre témoignage ? Une autoflagellation, une auto-torture, car cela revient à se retourner l’épée dans la plaie.
L’exercice revient à trouver la quadrature du cercle d’autant qu’il s’agit d’une tentative de description de l’indescriptible : « Comment pouvais-je penser pouvoir coucher sur papier l’histoire de vies tronquées, abrégées par des machettes? Je me suis rendu à l’évidence. La énième fois que je tentais d’écrire, j’inondais le papier de larmes.”
Un mal nécessaire mais qui exige des présupposés, un environnement moral et psychologique sains pour que le témoignage, au lieu d’être destructeur, soit rédempteur et réparateur. Les présupposés sont entre autre autres la disparition totale et complète des tresseurs.
Que faire si les tresseurs sont pour rester ?
Ntawe ukira asongwa (Nul ne guéri si l’épée est continuellement retournée dans la plaie.) Apres le génocide des Tutsi du Rwanda, les violeurs cohabitent avec leurs victimes. L’absence de justice, ou la justice de pacotille encourage la récidive alors que l’impénitence des bourreaux-violeurs et leurs « mots qui tuent » comme dirait Agnès de Lestrade envers les victimes font de que la survie des victimes est un cauchemar qui n’en finit pas. Il y a aussi l’indiscrétion des juges dans les procès pour viols ainsi qu’une culture macho qui culpabilise les victimes du viol et les ostracise, etc.
Mens sana in corporel sano (un esprit sain dans un corps sain) lit-on dans la dixième satire de Juvénal. Tant que les blessures du viol et de la torture sont ouvertes, saignantes ou puantes et purulentes, l’âme du survivant rechignera de réintégrer son corps. Mens sana in corpore patiente, une âme saine dans un corps soufrant? Ce serait la version rwandaise de la maxime originale.
Les procès dans les juridictions gacaca n’ont été qu’une affaire de civils alors que le contentieux du génocide implique des militaires de l’armée hutu. Nombreux d’entre eux ont réintégré la nouvelle armée et, en plus de jouir de l’impunité, ils ont monté de grades, ce qui a accru leur pouvoir sur leurs victimes. Ces dernières n’ont donc aucune confiance à l’ensemble de l’armée et de la police même si majoritairement composés de tutsi. Les victimes voient les forces de l’ordre comme cette goutte de permanganate de potassium(KMnO4) qui suffit pour colorer tout un tonneau d’eau limpide.
Pour ce qui est de l’ostracisme et de la culpabilisation des victimes du viol, l’organisation Human Rights Watch l’a bien ainsi décrit: « Au Rwanda comme partout ailleurs dans le monde, le viol et les autres types de violences basées sur la discrimination sexuelle laissent de sévères conséquences sociales. Les blessures physiques et psychologiques endurées par les Rwandaises rescapées des viols sont aggravées par un sentiment d’isolement et l’ostracisme qu’on leur fait subir. Les femmes qui ont été violées ou ont subi des violences sexuelles d’une manière ou d’une autre, n’osent pas révéler ces drames publiquement, craignant d’être rejetées par leur famille et plus largement par la communauté qu’elles redoutent de ne pas être en mesure de réintégrer, ou ont peur d’avoir des difficultés à se marier. D’autres ne parlent pas, par peur des représailles de leurs agresseurs. Des survivantes ayant été violées souffrent souvent d’une grande culpabilité pour avoir survécu plutôt que s’être laissées exécuter. »
Tous ces faits et gestes font que le Rwanda post-génocide n’est nullement un havre de paix pour les victimes du viol. Survivre à un génocide pour ensuite endurer ses conséquences au même endroit équivaut, pour les victimes du viol, à tomber de Charybde en Scylla.
Pour survivre réellement, les victimes du viol et des tortures doivent s’évader. S’exiler. Elles tentent désespérément de se retrouver physiquement, psychologiquement, spirituellement et mentalement loin des lieux de leurs calvaires pour tenter de réunir leur corps violé, mutilé, martyrisé et torturé à leur âme vagabonde.
Le rendez-vous entre le corps et l’esprit des victimes du viol et de la torture ne peut donc avoir lieu qu’à l’autre bout du monde, loin de ce qui fut naguère leur « chez nous ». Mais le bout du monde est bien loin. Bien loin de chez nous. Difficile à atteindre. « Ainsi nombreuses sont les victimes du viol et des tortures qui n’arrivent pas à survivre. Et elles sont mortes. « Je crois qu’ils sont morts parce qu’ils avaient dépassé un certain point au-delà duquel ils n’arrivaient plus à croire qu’ils pourraient un jour quitter ce maudit rafiot. »
Pour celles qui s’accrochent à la vie ou, pour paraphraser Yolande Mukagasana, celles dont la mort ne veut pas, les retrouvailles de leurs corps et leur esprit ne se réalisent que sur une terre étrangère.
D’où pour les survivants du viol et des tortures au Rwanda tout comme ailleurs d’ailleurs, « l’espoir est une terre lointaine » tel celui de Richard Morgan de la romancière Colleen McCullough, également auteure de Les oiseaux se cachent pour mourir.
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